"Il n'y a qu'un devoir, c'est d'être heureux" Diderot
Assis dans sa
loge, Richard remit un peu de blush sur ses joues blafardes et songea qu’il avait
vraiment une mine de déterré. Dans quelques minutes, il entrerait sur scène, il
avait juste le temps de mettre la dernière touche à sa tenue. Il cala d’un coup
sec son haut de forme sur sa tête, noua nerveusement son nœud papillon en satin
mauve puis glissa un carré de soie dans la petite poche de sa veste.
- - Je suis prêt, ma douce, il faut que tu
rentres dans ta maison à présent ! Dit-il à la petite colombe blanche
perchée sur son épaule droite, qui le regardait d’un œil oblique.
Il la prit
délicatement et la déposa dans la grande cage en osier qu’il avait fait spécialement aménager pour
elle car il ne la laissait plus voler en liberté depuis qu’un imbécile avait
ouvert la porte de sa loge au cours d’un spectacle qu’il donnait dans un
théâtre de province. Fou d’inquiétude, il l’avait cherchée durant des heures
avant de la retrouver blottie derrière une grosse malle remplie d’accessoires.
Il avait senti son petit cœur palpiter de terreur et l’avait pressée doucement
contre sa poitrine en lissant ses belles plumes qui commençaient à perdre leur
lustre avec l’âge. Il l’avait recueillie à la mort d’un ami magicien comme lui
et prenait grand soin d’elle. Elle était devenue sa fidèle complice, son unique
amie et il l’aimait de toute son âme meurtrie par une solitude qui pesait de
plus en plus durement sur ses épaules de petit garçon. En refermant la porte de
la cage, il soupira de tristesse : Il n’avait vraiment pas le moral et les
applaudissements viendraient à point ce soir ! Pourtant, le public, les
paillettes et les nombreuses tournées qui le menaient sur les routes de France,
de Belgique et du Luxembourg ne le satisfaisaient plus et aujourd’hui, à l’aube de la trentaine, il
aspirait à rencontrer celle qui lui prendrait la main pour le réconforter lors
des premières, remonterait la couverture du lit sur lui les matins d’hiver et
n’aurait pas honte de son misérable mètre 30. Une petite femme comme lui, à
sa mesure ! Enfant unique, il avait été couvé par ses parents et s’il
avait souffert de sa petite taille, il
ne l’avait montré qu’une seule fois mais ce jour-là resterait à jamais gravé
dans sa mémoire. C’était un samedi de novembre sombre et pluvieux et il était
assis près de sa mère dans la grande salle à manger rustique.Tous deux, installés
devant l’âtre de la cheminée noirci par la fumée, feuilletaient des catalogues
de jouets,lorsqu’elle lui avait demandé de sa voix tendre:
- Que veux-tu pour Noël, mon Richard ?
- Je voudrais être grand, M’man !
C’était la seule fois où il l’avait fait
pleurer mais aujourd’hui encore, l’écho de ses sanglots résonnait lugubrement à
ses oreilles. Bon gré, mal gré, il s’était s’accommodé de sa différence mais il
avait toujours regretté de n’être que « Nain Nain » pour ses petits camarades,
celui qui les épatait avec ses tours de prestidigitation et les faisait hurler
de rire lorsqu’il courait à perdre haleine sur ses petites jambes, car malgré
tous ses efforts pour leur plaire, il n’avait jamais eu d’ami. C’était donc pour
échapper à cette terrible solitude qui avait miné sa jeunesse qu’il avait choisi
la vie d’artiste. La route, les répétitions et les spectacles l’entraînaient en
effet dans un incessant tourbillon qui le laissait chaque soir ivre de fatigue
et de lumière dans sa chambre d’hôtel mais finalement toujours aussi seul. Alors
son unique réconfort, il l’avait puisé dans sa passion pour Robert Houdin,
l’illustre précurseur de la magie auquel il vouait une admiration proche de
l’idolâtrie depuis l’adolescence car cet homme à la fois horloger et créateur
d’automates avait mis de la poésie dans son métier. Richard collectionnait toutes
ses biographies et dépensait des fortunes pour acquérir un objet lui ayant
appartenu. Il avait même aménagé un petit musée dans son bel appartement du XVI
ème arrondissement et dès qu’il avait un moment de libre, il se rendait à la
Maison de la magie où il pouvait rester des heures entières devant un manuscrit
ou un accessoire de tournée du « Maître ». Avant chaque spectacle,
comme d’autres priaient Dieu, il se recueillait toujours quelques instants
devant son portrait qui ne le quittait jamais et en tirait alors une force
mystérieuse qui le transcendait et lui donnait du génie sur scène. Pour lui
rendre hommage, il avait même choisi son nom comme pseudonyme : Richard
Houdin !
Peu à peu, il avait acquis une
renommée internationale et gagnait aujourd’hui très bien sa vie mais l’argent,
loin de le combler, ne faisait qu’aviver sa solitude. Au fond, le grand
magicien n’était qu’un pauvre petit homme très malheureux qui courait désespérément
après l’amour. Mais il ne voulait pas d’une relation tiède et confortable, il
était bien trop entier pour cela ! Non, ce qu’il recherchait, c’était l’amour
fusion, l’amour passion, l’amour vampire, celui qui vous vole votre cœur et
vous terrasse de bonheur !
Il éteignit la lumière et gagna rapidement les coulisses. A travers les
rideaux de velours bleu nuit, il vit d’abord une salle bondée puis au premier
rang, une charmante créature. Mais n’était-ce pas cette pianiste qui allait
passer juste après son numéro ? Il avait vu sa photo sur le programme de
la soirée mais n’avait pas réalisé qu’elle était exactement comme lui ! Et
si c’était elle l’unique, la jolie, celle qu’il espérait depuis si
longtemps ? Il vit dans sa présence
un signe éclatant du destin et décida de ne pas reprendre la route après son
spectacle. Ce soir, à la fin du gala, il l’inviterait à dîner à Deauville.
- Allons ne te fais pas de
film mon vieux ! se dit-il à voix haute, elle n’acceptera pas !
Oui, mais si elle acceptait ? Un petit
coin de paradis sembla s’ouvrir sous ses yeux et il resta un long moment sans
bouger. Il était plongé dans ses pensées lorsque le régisseur lui cria d’une
voix affolée :
- Richard, c’est à vous ! Dépêchez-vous, Il va y avoir
une émeute !
- C’est bon, j’y vais !
C’est au son du
Boléro de Ravel qu’il entra sur scène et salua humblement un public qui l’ovationnait debout.
Isabelle attendit quelques
minutes qu’on installât le piano à queue sur le côté gauche de la scène afin
d’obtenir une meilleure acoustique. Ce soir, elle avait choisi un morceau de
« La fantaisie en fa mineur » de Chopin, un de ses compositeurs
préférés. Comme toujours, elle était morte de trac mais lorsqu’elle s’assit
derrière le piano, la magie opéra instantanément. Ses mains semblables à des
ailes de papillon volèrent au-dessus du clavier et la grâce extraordinaire
qu’elle mit dans son interprétation transporta l’auditoire. Quand elle jouait,
sa passion était presque palpable. Les yeux clos de plaisir et les lèvres
lissées en un sourire extasié, elle semblait en effet transfigurée et devenait
même si jolie qu’on en oubliait la légère bosse qui déformait son dos.
Comme le public s’était
levé pour l’applaudir, Isabelle le salua respectueusement puis disparut
discrètement dans les volutes de velours bleu nuit des rideaux. Dans les
coulisses, elle se sentit brusquement très fatiguée, il était grand temps de
regagner sa loge puis de commander un taxi pour aller à l’hôtel mais au fond d’elle-même, elle savait bien qu’elle n’avait
pas envie de se coucher dans un lit froid et impersonnel car à 27 ans passés, elle
souhaitait ardemment rencontrer l’amour, se marier, avoir un enfant peut-être,
enfin rompre définitivement avec une solitude qui jalonnait sa vie depuis
l’enfance. Elle avait en effet perdu sa mère très jeune et son père, accaparé
du matin au soir par un élevage de bergers allemands, n’avait pu s’occuper
d’elle. Elle avait donc été élevée par une grand-mère paternelle, incapable de
lui témoigner de la tendresse. Oui, elle n’avait pas eu une enfance heureuse mais
par miracle, Liszt et sa « Sonate de Dante », Mozart et son
« Requiem » étaient venus à temps pour lui faire découvrir la musique
et lui redonner le goût de vivre. Privée de l’amour d’une mère, elle avait très
mal supporté son handicap car les gestes les plus simples, comme grimper
l’escalier du métro, s’asseoir sur un siège à la terrasse d’un café ou envoyer
un recommandé au guichet de la poste, relevaient souvent du parcours du
combattant. Que dire aussi du regard des gens, curieux, voire inquisiteur ?
Seule sa passion pour le piano lui avait permis de surmonter tout cela en
apaisant ses souffrances. Après de brillantes études au Conservatoire National
de Musique de Paris, la jeune femme avait débuté sa carrière en donnant des
cours de solfège et des concerts chez des particuliers, puis elle avait
décroché quelques galas dans des Mairies, enfin de vrais contrats en France et
à l’étranger. Au fil des ans, elle était devenue une pianiste de grande
renommée qu’on s’arrachait et ce soir, elle avait accepté de participer bénévolement
à un gala organisé au Casino de
Trouville au profit des victimes du Tsunami. Elle venait d’ailleurs de passer
juste après ce merveilleux magicien, comment s’appelait-il déjà ? Ah oui,
Richard Houdin ! Vraiment un artiste exceptionnel ! Isabelle signa quelques
autographes puis rentra dans sa loge où elle découvrit avec stupéfaction une
magnifique brassée de roses rouges posée sur sa table de toilette, accompagnée
d’une petite carte de visite qu’elle lut en tremblant :
« Mademoiselle, je
vous ai trouvée merveilleuse et j’aimerais vous inviter à dîner à Deauville
après la clôture du gala, si vous êtes libre bien sûr ! Nous pourrions
parler musique et magie, au clair de lune ! Votre fervent admirateur,
Richard Houdin. »
Incroyable ! Richard
Houdin, ce fantastique magicien qui l’avait éblouie avec son extraordinaire numéro
de boules en verre, l’invitait à dîner ! Elle serra passionnément la
petite carte contre sa poitrine car c’était la première fois de son existence qu’un
jeune homme s’intéressait à elle. Elle regarda sa montre : Il était près
de 23 heures, elle avait juste le temps de se préparer pour ce merveilleux
rendez-vous tout à fait inespéré. Elle se recoiffa soigneusement et rafraîchit
son maquillage mais en se contemplant dans le grand miroir ovale, elle eut peur
tout à coup de n’être pas assez jolie pour lui et se mit à pleurer
silencieusement. Au même moment, on frappa trois petits coups secs à la porte
de sa loge. Elle essuya ses larmes d’un geste furtif et ouvrit en tremblant :
C’était lui !
Elle le trouva terriblement
beau dans son costume gris clair impeccablement taillé, il fut tout de suite conquis
par ses grands yeux verts pailletés d’or, étirés jusqu’aux tempes, et son
ravissant petit nez écrasé comme celui d’un chat. Leurs cœurs se mirent alors à
battre si fort qu’ils ne purent émettre une seule parole et ils se regardèrent
durant de longues minutes sans bouger d’un pouce, en proie à un fulgurant coup
de foudre ! Lorsqu’il la prit enfin par la main pour la conduire à sa
voiture, une somptueuse berline noire dernier cri, elle le suivit docilement
comme une petite fille. Il se gara bientôt devant une charmante auberge du
centre-ville puis lui ouvrit galamment la porte. Le maître d’hôtel leur proposa
une table qui donnait sur la plage et Richard aida la jeune fille à grimper sur
son siège en osier avant de s’installer sur le sien d’un petit bond énergique
et souple. Ignorant la curiosité déplacée des quelques clients attablés ici et
là, il commanda aussitôt du champagne, le meilleur millésime de la carte des
vins. La nuit était douce et la lune éclairait la terrasse d’une lumière
romantique, particulièrement propice aux amours passionnées.
Lorsque les jeunes gens trinquèrent
à leur rencontre, le tintement pur et joyeux de leurs jolies coupes en cristal
remplies d’or pâle résonna doucement à leurs cœurs palpitants comme la promesse
d’un bel avenir.
FIN
Quelle joie de vous lire à nouveau
Une fidèle
Rédigé par : Nathalie | 15 janvier 2008 à 02:05
Trés belle nouvelle
Rédigé par : Christian | 15 janvier 2008 à 15:43
nouvelle attachante la différence de taille n'empeche pas un heureux dénouement.Le style de Florence est toujours aussi pur,raffiné.On attend une suite.C'est toujours un plaisir.
Rédigé par : forest patricia | 19 janvier 2008 à 16:20
Très jolie nouvelle délicate et raffinée, pleine de richesse et thème peu abordé
Rédigé par : sophie | 21 janvier 2008 à 14:40
Très bien écrit, j'aime beaucoup le cheminement qui nous amène au dénouement.
Rédigé par : Omid | 21 janvier 2008 à 16:32
Superbe,très bien écrit, très touchant
Rédigé par : claire | 21 janvier 2008 à 17:00
j'ai beaucoup aimé, et je suis très touché par les protagonistes
continuez !
Rédigé par : morgane | 21 janvier 2008 à 17:04
Quelle légèreté, magnifique, j’ai beaucoup aimé.
Rédigé par : Elia | 22 janvier 2008 à 09:11
Florence nous a promis une nouvelle prochainement, nous remercions ses fidèles lecteurs pour l'intérêt qu'ils portent à nos publications.
A bientôt
YG
Rédigé par : Bib.Villevaudé | 22 janvier 2008 à 11:41
Lecture captivante, immense talent.
Vous nous donné envie de croire à la réalisation de tous nos rêves en se bas monde.
Comme si tout était possible.
Rédigé par : eugenia | 22 janvier 2008 à 13:37
J'ai le plaisir de vous annoncer que mon poème libre intitulé "Feu de paille" a été retenu par Flammes Vives, une grande revue de poésie littéraire, pour être publié dans le deuxième tome de l'anthologie qui paraîtra en juin 2008.
Amitiés
Rédigé par : Florence Day | 29 février 2008 à 09:31
Toutes nos félicitations, en attendant de vous publier.
L'équipe de la bibliothèque de la Roseraie
Rédigé par : Bib Villevaudé | 29 février 2008 à 09:39
Florence Day a été lauréate d'un concours de nouvelles organisé par "l'association la ferme des jeux de Vaux le Pénil" sur le thème de "la morale de l'histoire" pour la première fois elle remportait un concours dans son département.
La nouvelle "En souvenir de Fanny" éditée aux Editions Past'elles a été également lauréate car le jury a apprécié son approche de l'homosexualité féminine et du métissage. Ce sont des thèmes d'actualité qui lui tiennent à coeur, étant important de s'ouvrir aux autres et à leurs différences.
Florence s'est également lancée dans la poésie libre et deux de ses poèmes ont été choisis et édités par "Flammes Vives".
Rédigé par : Bib Villevaudé | 17 décembre 2008 à 10:02