ANTHONY BEEVOR
CALMANN-LEVY
Encore un livre sur la seconde guerre mondiale, diront certains. Cet ouvrage généraliste s'ajoute (entre autres) aux sommes de Raymond Cartier (1965), Liddel Hart, Friesner et de bien d'autres. Beevor, officier britannique et historien militaire de renom apporte néanmoins une nette valeur ajoutée dans ce livre très documenté et nettement moins ethnocentriste voire européiste que les précédents.
C'est à ma connaissance (et je crois avoir plus lu que la moyenne sur le sujet) celui qui consacre le plus de contenu au conflit sino-japonais qui commença bien avant que l'Europe ne s'embrase et dont l'importance fut considérable. La très subtile partie d'échecs entre Chinois nationalistes et maoïstes, russes et Japonais est minutieusement décrite et permet de comprendre les enjeux: quand la logistique ne suit pas, la diplomatie paradoxale qui conduisit Staline à aider davantage les nationalistes que les maoïstes dans le but de maintenir la neutralité japonaise (en 1941 et 1942, l'URSS n'aurait pas pu lutter sur deux fronts) accomplit des miracles.
Beevor rappelle de manière implacable que la sauvagerie des Japonais ne le cédait en rien à celle des nazis, qu'ils commirent d'innombrables crimes de guerre et contre l'humanité, le premier étant le sac de Nankin avec le massacre de dizaines de milliers de Chinois à la baillonnette, pour économiser les munitions et endurcir leur soldatesque. Leur pseudo esprit chevaleresque n'était qu'une construction de l'esprit de l'après-guerre, pour justifier une intégration dans l'effort de guerre du monde dit libre - et Hiro-Hito ne s'est (timidement) opposé à la guerre que parce qu'il ne croyait guère en la victoire. En vérité il méritait aussi largement la potence que les criminels jugés à Nüremberg.
Quoiqu'on en ait contre les Rosbifs, on doit reconnaître qu'il n'y a qu'un historien anglais pour démonter les idoles britanniques, citant jusqu'à satiété les âneries commises par Churchill, l'incurie d'innombrables généraux anglais (même Montgomery, tâcheron sans génie imbu de lui même à un point qui repoussait les limites du ridicule), le sacrifice cynique des soldats venus des Dominions (le débarquement "pour voir" des Canadiens à Dieppe, en 1942, une boucherie), etc.
Une attention particulière est apportée par l'auteur à la sublime décadence de la société coloniale anglaise, qui perdit Singapour attaquée par une armée japonaise très inférieure en nombre (dans un rapport de un à cinq) et d'une faible logistique: les soldats nippons avançaient à bicyclette. Les préjugés incroyables des Britanniques les amenaient à croire que les Japonais ne voyaient pas la nuit et seraient incapables de mener une offensive structurée et quelques jours après Pearl Harbor, ils engageaient le cuirassé Prince of Wales à portée de l'aviation nippone! Prince of Wales ainsi perdu sans aucun profit malgré les avertissements des Américains, tout comme le Bismarck fut perdu par les nazis auparavant. Il fallut longtemps aux Anglais pour comprendre que l'ère des cuirassés était révolue... Tout comme il fallut attendre 1945 pour que leur industrie sorte des chars convenables. Ou leur puissance de feu était ridicule, ou, comme les Matildas, ils étaient lents et peu maniables.
Les Américains ne sont pas en reste avec la scandaleuse négligence qui permit l'attaque surprise sur Pearl Harbor, la dualité de commandement entre l'austère Nimitz (route des atolls) et Mac Arthur, le mégalomane proconsul ayant déserté les Philippines qu'il était censé défendre et qui imposa sa "route du sud". Bref les USA eurent deux stratégies contradictoires au Pacifique... ce qui signifie qu'ils n'en avaient pas et que cela coûta des vies inutiles.
Beevor n'a aucune sympathie pour le stalinisme, ce dont on ne lui fera pas reproche. Surtout que cela ne l'empêche pas de mettre en évidence l'héroïsme, le patriotisme, la rudesse des Russes au cours de leur "grande guerre patriotique", avec ces épopées que furent le siège de Léningrad, la bataille de Moscou, La résistance de Sébastopol, le reflux à Stalingrad avec l'anéantissement de la VIe armée allemande, la bataille de Koursk qui marqua plus que toutes le retournement de la situation sur le front Est.
Churchill est étrillé pour ses digressions périphériques: Grèce, puis Afrique du nord, Italie (supposé ventre mou de l'Axe mais que les nazis défendirent avec acharnement) en attendant sans doute Balkans, si les USA n'y avaient mis le hola. Beevor démontre également l'inanité du programme de bombardements stratégiques sur l'Allemagne, censé mettre son industrie à genoux et qui ne réussit qu'à renforcer la cohésion du pays tout en multipliant les crimes de guerre. Eisenhover en prend aussi et très justement pour son grade, soldat politique donc ni bon soldat, ni bon politique.
En clair, en dehors des éléments factuels que chacun connaît dans les grandes lignes, l'auteur les met en perspective. On ne peut que regretter qu'à l'instar de nombreux historiens, il cède à la tentation de l'accumulation d'anecdotes supposée rendre la lecture plus facile - mais qui dilue le propos. L'histoire est une science quand la petite histoire est une distraction (très respectable). Il conviendrait de ne pas mélanger les deux genres.
Antony Beevor avait tous les titres pour entreprendre cette somptueuse et passionnante synthèse que constitue sa Seconde Guerre mondiale. Il est, d'abord, un des plus brillants représentants d'une école britannique d'histoire militaire qui fait, depuis un bon demi-siècle, autorité. Le goût du récit, l'exploitation minutieuse des sources, l'expertise militaire poussée jusqu'au dernier bouton de guêtre, le souci de "faire vivre", au plus près, les duretés des combats, sans jamais perdre de vue l'intelligence générale des conflits considérés, font de cette école historique un modèle de rigueur scientifique, tout en garantissant au grand public cultivé le plaisir de la lecture. L'express.fr
Bernard Ruff
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