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Tardi est un monstre sacré de la Bande dessinée. Ses vignettes sont des oeuvres ciselées, à la plume et au lavis à l'encre de Chine (le travail le plus difficile: aucune erreur n'est rattrapable).
Fils d'un engagé qui se battit courageusement en 1940 avant d'être fait prisonnier, qui, au retour, écoeuré par la guerre et son cortège de destructions, de malheurs, revint avec une solide animosité envers l'Armée... mais rempila néanmoins pour faire l'Indochine (conflit qu'il désapprouvait) comme pour se prouver à lui même que son séjour en stalag n'était pas un camp de vacances, qu'il valait quelque chose, dont le grand-père fut gazé en 14-18,
Jacques Tardi a conservé un solide antimilitarisme et une animosité envers l'autorité - particulièrement l'autorité militaire, souvent quintessence de la connerie et de la barbarie.
Avec "Putain de Guerre", Tardi exprima à merveille ce que le nationalisme mal compris peut engendrer comme monstruosité...
Les
jeux de couleur sont d'une rare qualité... Ca commence comme une
joyeuse parti de campagne, avec ces soldats d'opérette en pantalon rouge
vif et capote bleu éclatnt, sur les riantes prairies d'été. Peu à peu,
les teintes deviennent pastel avant de faire place à toute la palette de
noir et gris, lors du passage à la guerre industrielle, au massacre de
masse organisé par les brutes galonnées.
Dans Putain de Guerre, on suit le conflit à travers le quotidien d'un anti héros, qui fait son devoir tout en le détestant. On respire l'odeur de la merde et de la pisse dans les tranchées, on est secoué de nausées, à cause des cadavres qui puent (et qu'on utilise pour se protéger), on est dégoûté par les asticots qui s'en nourrissent, on se méfie des énormes rats susceptibles de nous mordre et surtout, on a peur partout, de tout, à tous les instants. On doit fusiller pour l'exemple un camarade - en visant pour ne pas accroître ses souffrances, comme le précise l'officier. Et quand on est contraint de défiler devant son cadavre, on fredonne la Chanson de Craonne, interdite jusque dans les années soixante-dix. Les Gueules cassées de Tardi sont vraiment des Gueules cassées, et il n'y a pas de happy-end.
Avant Putain de Guerre, Tardi avait craché sa haine de l'ordre bourgeois dans le Cri du Peuple
(associé à Vautrin), une saga qui relate la Commune de Paris certes
sous une forme romancée, mais dans un souci de véracité historique
poussé à l'extrême. et qui déjà, ne fait pas la part belle à l'ordre
bourgeois.
Ajoutons
à cela ses travaux à partir des romans de Manchette, de Pennac... Qui
pouvait sérieusement imaginer que Tardi ne serait pas offensé par
l'attribution d'une Légion d'honneur? Qui prit l'initiative
saugrenue de faire paraître sa nomination dans cet "Ordre" au Journal
officiel, sans demander au préalable son assentiment? (Autant sont
quelque peu ridicules ceux qui, après avoir accepté avec empressement
une distinction, font grand fracas sur une restitution postérieure,
autant forcer la main d'un Tardi est une grave faute de goût,
sanctionnée à sa hauteur)
Voici le communiqué de Jacques Tardi.
"J'ai appris avec stupéfaction par les médias, au soir du 1er janvier, que l'on venait de m'attribuer d'autorité, et sans m'en avoir informé au préalable, la Légion d'honneur !"
"Etant farouchement attaché à ma liberté de pensée et de création, je ne veux rien recevoir, ni du pouvoir actuel ni d'aucun autre pouvoir politique, quel qu'il soit. C'est donc avec la plus grande fermeté que je refuse cette médaille", déclare Tardi dans un communiqué séparé.
"Je n'ai cessé de brocarder les institutions. Le jour où l'on reconnaîtra les prisonniers de guerre, les fusillés pour l'exemple, ce sera peut-être autre chose. Je ne suis pas intéressé, je ne demande rien et je n'ai jamais rien demandé. On n'est pas forcément content d'être reconnu par des gens qu'on n'estime pas", conclut l'auteur d'Adèle Blanc-Sec.
Cela fera une breloque rendue disponible par cette digne défection qui contentera un banquier, un vague technocrate ou un exilé fiscal... Il y en a déjà beaucoup qui arborent le ruban rouge. Et qui en sont très heureux.
Il est hasardeux de spéculer mais... Si la Légion d'honneur avait été proposée à titre posthume au père de l'auteur qui fut un soldat courageux et un prisonnier dont la vie fut tout sauf rose, même si elle n'était pas comparable à celles des victimes du décret Nacht und Nebel, peut être que Tardi aurait réfléchi. Tout comme, dans un autre domaine, Pagnol à qui on proposa d'inaugurer un collège baptisé de son nom et qui déclina en faveur de son père Joseph Pagnol, Hussard noir de la Troisième République qui mena au succès des cohortes d'élèves qui lui devaient tout.
Jacques Tardi : "on n'a pas dû lire mes BD, au ministère!" [lien]
Extrait:
Cela vous met-il en rogne?
Absolument, que ça me met en rogne. D'après ce qu'on a m'a raconté,
l’usage veut qu’on sonde les gens avant. Si le Ministère de la Culture
en avait pris la peine, il aurait fait l’économie d’un refus. /...
On a compris que vous ne porterez pas la rosette. Mais allez-vous, du coup, être vraiment rayé de la liste officielle des récipiendaires?
Je ne suis pas du tout au parfum de ce genre de pitrerie. Le plus important c’est que je la refuse. Mon père a été décoré de la Croix de Guerre… Il en a fait un porte-clé.
Propos recueillis par Nicolas Guégan
Cela répond, je pense, à la question de la Légion d'honneur qui aurait été accordé à titre posthume à son père... Bernard Ruff
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