Pour commencer l'année 2010, la Bibliothèque de la Roseraie, l'Association Loisirs Jeunes et l'Atelier Créatif ont choisi cette nouvelle que Florence Day a eu la gentillesse de nous offrir.
BONNE ET HEUREUSE ANNEE !! PACE E SALUTE !! FROHLICHES JAHRE !!
LES KADINES DE JEAN, FLORENCE DAY
Elise quitta sa jolie demeure au toit de tuiles roses et elle emprunta la longue allée gravillonnée qui menait au jardin. Cela faisait deux ans, aujourd’hui, que Jean l’avait quittée, et son chagrin était intact, comme figé par le temps. Jean disparu et pourtant si présent ! Elle poussa les portes de la barrière en bois, à la peinture écaillée, et elle alla s’asseoir sur le petit banc de pierre, planté en contrebas de la clôture, entre le cerisier et le saule pleureur. Là, dans un silence total, à peine troublé par le bruissement du vent, elle sortit un stylo et un bloc de papier de la poche de sa jupe portefeuille. Elle commença à rédiger une lettre :
« Mon Jean,
Je t’écris de ta roseraie, qui, chaque jour, un peu plus triste, attend ton retour, comme une pauvre Pénélope, qui tisserait sa toile avec des milliers de pétales satinées. J’aime cet endroit, où, faute de jardinier, les mauvaises herbes ont envahi la pelouse, où la belle ordonnance des allées a cédé la place à un luxuriant fouillis de ronces, car je me s’y sens si proche de toi, que j’ai l’impression de te voir devant moi, vêtu de ta blouse en coton bleu roi et coiffé de ton vieux chapeau de paille troué. Je me souviens ….
Armé d’un sécateur et de ton éternel panier en osier, tu te promenais en véritable sultan campagnard parmi tes rosiers buissons, grimpants ou à grandes fleurs, accordant tes faveurs, au gré de ton humeur, à la délicieuse rose Whisky, à la sublime Erotika, ou à l’inconnue qui avait su éveiller ta convoitise. Comme tu les aimais tes roses ! Et comme elles te le rendaient bien, en se courbant avec grâce sur ton passage ou en t’embaumant de leurs parfums suaves et entêtants ! Comme leurs épines se faisaient douces pour toi et comme elles me blessent aujourd’hui, lorsque je les frôle ! On dirait qu’elles sont encore plus belles, mais aussi plus cruelles, et qu’elles me font payer chèrement le prix de ton absence. Ah, tes roses ! Tes « kadines »* (comme tu les appelais), avec leur teint éblouissant, leur peau veloutée et leurs courbes affolantes, elles étaient mes seules rivales ! Mais quelles rivales ! D’une perfection naturelle, si inhumaine !
Attentif à leurs petits maux, tu leur prodiguais des soins patients. Elles te prenaient alors tellement de temps, que tu n’en avais plus assez pour moi. Aujourd’hui, je dois t’avouer que cela me rendait terriblement jalouse !
Je me sentais impuissante devant cette passion dévorante qui t’unissait à ces voluptueuses beautés. Assise en tailleur sur le gazon, un livre à la main pour tuer le temps, je te faisais la tête. Tu venais alors me consoler en riant, avec une perversité inconsciente et drôle, qui me brisait le cœur.
- Allons, Elise, ne boude pas. Tu sais bien que tu es ma favorite !
- Si tu le dis, Jean...
- Mais c’est la vérité ! Souris-moi !
Oui, j’aurais voulu être une vraie rose, pour que tu me câlines à l’infini…Tiens, comme ces flamboyantes Altesse qui se dressent près de la pergola, avec une arrogance inouïe ! Toujours aussi belles et sensuelles ! Dans l’attente de ta prochaine visite. Dans l’espoir d’être choisies…
Mais elles n’ont pas compris, les pauvres, que tu ne reviendras pas. Je ne leur ai rien dit ! Trop de souffrance, beaucoup de rancune, aussi…Une vengeance peu glorieuse !
Le ciel s’obscurcit tout à coup, et j’entends gronder au loin, le roulement du tonnerre. C’est un de ces orages d’été, qui vient des Pyrénées. Il va se déchaîner bientôt avec une fureur qui m’effraie déjà. Je dois te quitter, mon Jean, et je te dis à très bientôt.
A l’ombre de ton éternelle roseraie ».
Elise plia soigneusement la lettre puis elle regagna la maison, le cœur lourd.
FIN
* Kadine : favorite du sultan dans l’Empire Ottoman.
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