Extrait choisi (pages 56-57-58) :
Le serveur venait de faire tomber une cuiller quand on frappa timidement à la porte. C’est le général pensa-t-elle (car même dans ses pensées, elle se sentait rarement assez intime pour l’appeler par son nom), et elle dit, une légère nuance de déception dans la voix : « Entrez ». Terminée, ma soirée tranquille, songea-t-elle. La porte s’ouvrit avec hésitation, deux hommes en uniforme se tenaient sur le seuil. Lisa se leva.
- Que la Fraulein veuille bien nous excuser. Nous sommes de la police, dit l’un d’eux.
- La police ? s’étonna Lisa. Que voulez-vous ?
- Nous sommes désolés de déranger la Fraulein, dit le plus grand. Mais les ordres sont les ordres. Nous devons perquisitionner toutes les chambres.
- Dans votre cas ce n’est qu’une formalité, bien sûr, Fraulein Dorn, ajouta l’autre.
- Faites comme chez vous, messieurs, dit Lisa, assez amusée par l’embarras des policiers. Cela ne vous dérange pas que je prenne mon souper avant qu’il ne soit froid ? Vous voulez une cigarette ?
- Merci, Fraulein, dit le plus grand.
- Merci, Fraulein dit le plus petit.
Ils se servirent avec avidité dans le petit coffret doré. « Excusez-nous », dirent-ils à l’unisson avant de déambuler dans la pièce. Lisa les observait tout en tendant sa tasse au serveur pour qu’il y verse un liquide marron appelé café. C’était comme au théâtre. Le plus grand approchait du lit de l’alcôve comme s’il risquait de lui exploser au visage à tout instant. Il maîtrisa difficilement son regard exorbité et son petit sourire en lorgnant sur la chemise de nuit de mousseline bleue. L’autre se perdait dans les profondeurs de la garde-robe, entre les nouvelles tenues, ne cessant de lui lancer de curieux regards obliques. Ils jetèrent un coup d’œil de pure forme au balcon puis pénètrent dans la salle de bain. Le tout avait à peine duré deux minutes.
- Excusez-nous, dirent-ils en réapparaissant. Le petit rassembla tout son courage : Je n’aurais jamais imaginé avoir l’honneur de faire personnellement la connaissance de Lisa Dorn. Ma femme sera bien étonnée quand je lui raconterai. Et ma petite fille… serait-ce trop vous demander de vous prier de me donner un autographe ? Ma fille en fait collection. Merci infiniment, Fraulein, vous êtes très gentille.
- Je vous ai vue dans L’amour par le bout du nez, Fraulein Dorn, dit l’autre. Je ne vais pas beaucoup au cinéma mais ce film m’a vraiment plu.
Il parcourait son négligé du regard. Lisa en eut soudain assez.
- Bonne nuit, messieurs. J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez.
- Excusez-nous, firent-ils en chœur, se dirigeant vers la porte en trébuchant. Nous ne faisons que notre devoir : excusez le dérangement. Heil Hitler.
Quand la porte se referma, Lisa fut frappée d’une pensée déplaisante. Elle se précipita dans la salle de bain. Son précieux savon Roger & Gallet était toujours là. Dieu merci. Mais le petit morceau de savon gris rationné avait disparu du lavabo. Tandis qu’elle hésitait entre colère et rire, un bruit mat provint de sa chambre. Elle ouvrit la porte. Le serveur s’était évanoui. Pendant quelques instants de confusion, Lisa ne sut que faire. Tout ce qu’elle avait appris dans la formation de la Croix-Rouge s’était envolé. S’agenouillant, elle souleva la tête du jeune homme, versa de l’eau sur sa serviette de table, lui tamponna le visage. Elle se souvient enfin qu’il fallait desserrer le col et ouvrir la chemise. Après s’être cassé un ongle dans sa tentative, elle considéra d’un air impuissant ce procédé inconnu. La chemise se dénoua soudain, se défit d’une secousse. Ce n’était qu’un plastron raide et blanc avec une cravate noir et un col de celluloïd. Lisa considéra l’objet avec étonnement ; elle pensait qu’on n’utilisait ce genre de plastron que dans les farces, à des fins comiques. Elle posa avec hésitation les mains sur le torse dénudé de l’homme pour sentir son cœur. Il avait la peau chaude et moite. Ses doigts réticents rencontrèrent une étrange compresse noire, sèche, friable, près de l’épaule gauche et lorsqu’elle la déplaça, une ligne rouge se mit à couleur sur la petite pointe, terriblement inconnue, du sein gauche, et disparut dans le queue-de-pie noir et froissé.
Au théâtre ou au cinéma, Lisa avait connu d’innombrables situations bizarres qui s’étaient résolues selon les lois strictes et efficaces du drame, mais à présent, la panique l’envahissait. Elle écarta la tête du serveur de ses genoux, celle-ci heurta le parquet avec un bruit mat. Trébuchant sur l’ourlet de son négligé, elle se précipita vers l’alcôve, s’empara du téléphone de la table de nuit et demanda l’opérateur d’une voix rauque.
-Posez ce téléphone, dit tout à coup l’homme à terre.
On aurait cru un mort qui se mettait à parler. Lisa en eut le souffle coupé. « Posez ce téléphone », répéta-t-il. Lisa le dévisagea, téléphone à la main, le cœur battant de peur. Il s’était redressé en position assise mais vacillait de vertige. Pour Lisa, c’était comme un rêve où elle se trouverait sur scène pour jouer une pièce dont elle n’avait jamais entendu parler, pour interpréter un rôle dont elle ne connaissait pas la moindre ligne. Dans la seconde qui lui fut nécessaire pour regagner une parcelle de contenance, l’homme se précipita à travers la pièce et arracha la fiche murale du téléphone. Voilà qui lui redevenait familier (Les gens du fleuve, acte II, scène 3), et son esprit s’ouvrit, lui offrit une réplique.
- Si vous faites un seul geste, je tire, dit-elle d’une pauvre petite voix.
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