LES DEUX MARLÈNE
NOUVELLE DE SERGE MOROY
9 juin 1944. Derrière les côtes normandes, la progression alliée se poursuit. Sous le commandement du colonel Duncan Smith, le 11e régiment d’infanterie américaine resserre son étau autour de Port-en-Bessin, dégageant ainsi progressivement l’axe Bayeux-Paris.
Mais une troupe motorisée allemande, équipée de mortiers et lance-grenades, est cantonnée au lieu-dit « Le pré au clerc », à l’angle de la D12 et de la D22.
Une patrouille de reconnaissance est alors dépêchée sur les lieux.
Une porte s’ouvre lentement et laisse apparaître une jeune fille coiffée d’un fichu noir. Panier d’osier à la main, elle traverse à grands pas la cour d’une ferme, slalomant entre des véhicules militaires, avant de pénétrer dans le poulailler.
A son insu, un homme l’a suivie. Il est torse nu et bloque maintenant le passage, excluant toute retraite. Ses intentions semblent sans équivoque en ce qui concerne la jeune fermière. Soudain une sonnerie déchire le silence matinal, aussitôt suivie des aboiements d’un chien. L’homme lâche un juron, se précipite vers un téléphone de fortune installé contre la grange. La jeune fermière en profite pour s’enfuir.
L’intrus du poulailler raccroche en fulminant, endosse et boutonne sa veste de la Wehrmacht. Il court vers le bâtiment central de la ferme dans lequel s’est réfugiée la paysanne, frappe à la porte et attend l’ordre d’entrer.
Un officier âgé d’une cinquantaine d’années et visiblement las, pose son bol de café sur la table. Il hoche gravement la tête une fois le rapport achevé, se lève et quitte comme à regret ce havre de paix. Non sans avoir salué le fermier et sa fille blottie contre lui.
Avec l’aide d’un soldat, le caporal Gert Stoffel hisse en haut du pigeonnier la mitrailleuse MG-42 qui pèse environ 12 kg. La position est idéale car elle surplombe l’unique chemin menant à la ferme. « Prends bien soin de notre chère Marlène ! » lui lance, goguenard, son camarade en redescendant de l’échelle. L’artilleur ne peut s’empêcher de ricaner. « T’inquiète pas, elle ne pouvait pas tomber en de meilleures mains ». Et de siffloter la chanson qui passe alors en boucle sur Radio-Berlin. « Tous deux, Lily Marlène… ».
Énervé par les préparatifs du départ, le chien de la ferme ne cesse d’aboyer. Un grenadier, barda sur le dos et fusil Mauser en bandoulière, lui décoche un coup de pied en passant. La bête écume de rage, tire de plus belle sur sa chaîne.
Du haut de son poste, Gert Stoffel voit disparaître la dernière voiture. Il devra retarder le plus possible l’avance ennemie avant de s’enfuir à travers champs sur la moto DKW 350 cm3 garée dans la cour. Son unité a reçu l’ordre d’empêcher à tout prix la jonction des Britanniques et des Américains devant Port-en-Bessin. Il la rejoindra sur la colline de Mortefontaine, à 12 kilomètres d’ici. Le caporal, admiratif, laisse filer sa main calleuse le long du canon lisse et froid de la MG-42, la plus rapide des mitrailleuses jamais produites pour la Wehrmacht. « On va faire du bon boulot tous les deux ! ».
Une Jeep Willys de l’U.S. Army démarre en trombe. Ses quatre passagers tressautent lorsqu’elle s’engage subitement dans un chemin défoncé. A côté du chauffeur, le sergent McLean, un ancien G.I. toujours partant pour les barouds. Derrière lui, Jeremy Kendall, ouvrier à l’usine Ford de Detroit. Malgré les secousses, il s’applique dans un swing improvisé avec sa mitraillette Thompson comme contrebasse. Enfin, John Calder, jeune architecte de 27 ans, yeux rivés sur ces paysages de Normandie dont il a tant entendu parler dans sa famille émigrée en Pennsylvanie. Volontaire pour débarquer sur le vieux continent, il ne s’attendait pas à un tel déluge de feu, de fer et de sang dans l’aube blafarde de ce mardi 6 juin. Ni à voir tant de ses camarades se faire tirer comme des lapins sur cette plage fortifiée.
John ferme les yeux pour mieux ressusciter la jolie brune de Bayeux, première grande ville libérée. Le G.I., désarmé par son sourire, s’était enhardi à l’accoster dans un français approximatif. La jeune fille avait éclaté de rire. Quelques minutes de rare bonheur pour le militaire. Ils avaient discuté un bon moment devant la maison de ses grands-parents où elle passait quelques jours de vacances. C’était une Parisienne. Une vraie. Elle s’appelait Marlène Autier et travaillait comme sténo-dactylo dans une grande banque, située au cœur de Paris. Et de lui confier qu’elle aimait parfois se promener pendant sa pause repas au bord de la Seine qui coulait juste en face. La Seine... Il connaissait quelques vers d’Apollinaire appris au campus de Pottsville. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine, Et nos amours, Faut-il qu’il m’en souvienne, La joie venait toujours après la peine ». Marlène était repartie dans un fou rire mais, surtout, elle lui avait tendu sa joue. John s’était approché avant que le sergent McLean ne coupe court aux effusions. « Calder, on part en mission ! ». Tout juste le temps de lui promettre de revenir et recevoir, en guise de réponse, le plus ravissant des sourires.
Cramponné à sa mitrailleuse, l’artilleur allemand esquisse un rictus. La Jeep vient de s’inscrire dans sa ligne de mire. Mais il préfère attendre car il sait que la portée utile de son tir n’interviendra qu’à partir de 1000 mètres. Il s’offre même le luxe d’un ultime réglage.
La jeune paysanne ferme précipitamment les volets de la ferme. Dans la pénombre, elle manque de trébucher sur un vieux phonographe abandonné là, à même le sol par les Allemands. Un disque 78 tours encore sur la platine avive sa curiosité. Elle pose l’appareil sur une commode, cherche comment le mettre en marche…
Sous la puissance des balles de calibre 7.92 mm, la Jeep verse dans une ornière. Le chauffeur et Jeremy Kendall sont tués sur le coup. Le sergent McLean, salement blessé au bras droit, éructe tout ce qu’il peut. Sa main gauche tente de comprimer le sang qui gicle déjà de son treillis déchiqueté. Seul John semble indemne. Le sergent hurle à tue-tête pour couvrir le mitraillage assourdissant. « Calder, tire Bon Dieu ! Dégomme-moi ce salopard ! ». Mais le G.I., pâle et hagard, est ailleurs.
John arrive sur une plage de sable fin. A deux pas de lui, la mer avec ses vagues qu’elle lâche puis rappelle. Un manège incessant, quasi obsessionnel. Il lève la tête. Le bleu intense du ciel l’éblouit. Tout comme le soleil qui tape très dur. L’Américain cligne des yeux. Il entend la voix de sa mère. « Tu as les yeux bleus. Ça vient de ton arrière-grand-père maternel, marin-pêcheur à Fécamp. Protège-les du soleil ! ».
Au loin, dévalant la dune, la silhouette d’une femme accourt vers lui. Il reconnaît Marlène. Sa robe flotte légèrement sous le souffle de la brise côtière qui ébouriffe aussi ses cheveux. La Parisienne respire la vie, la joie, l’amour. Un sentiment profond étreint John au moment même où un ballon lui tombe au creux des mains. Marlène l’invite à jouer au volley. Sans plus attendre, il lui renvoie le ballon. Leurs éclats de rire rythment bientôt le martèlement sourd de leurs poings sur la balle de cuir, tandis que le sable crisse sous les rangers de l’Américain.
L’Allemand arrête son canardage. Les Ricains ne ripostent pas. Sont-ils tous morts ? « Qu’en penses-tu Marlène ? ». Alors, en bon soldat, comme on le lui a appris durant ses classes à Leipzig, il saisit son pistolet mitrailleur MP-40 et descend du pigeonnier pour finir le travail.
« Calder, Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ?! ». Rester concentré. Suivre la balle. Et s’élancer pour la cueillir. Mais c’est sa bouche qu’il aimerait cueillir tant Marlène est de plus en plus belle. Une lancée trop forte propulse le ballon vers la dune. John part à sa poursuite. Se baissant pour le ramasser, il butte contre des bottes plantées devant lui. Un cri épouvantable, presque inhumain, éclate.
Tel un pantin désarticulé, McLean tente d’agripper l’arme de John avec sa main valide. « Il est là ! Tire, Bon… ». Mais le sergent ne peut finir. L’artilleur allemand lui décharge une rafale dans la poitrine. Arraché à sa torpeur, front en sueur, mains tremblantes, le fantassin américain engage en hâte le chargeur-tambour sur sa mitraillette Thompson.
Sa fébrilité tranche avec la tranquille assurance de l’Allemand qui s’accroupit pour le balayer d’une copieuse rafale. John s’effondre sur son arme automatique, vidant instantanément le chargeur. Le corps du caporal Gert Stoffel bascule lourdement en avant sur celui du G.I. John Calder.
Un timide rayon de soleil perce la poussière grise du grenier. Dans un volètement feutré, deux pigeons se posent sur le fût encore tiède de la MG-42. Ils se figent lorsque, après deux ou trois crachotements, la chanson nasillarde d’un disque usé s’élève crescendo. « Et dans la nuit sombre, Nos corps enlacés, Ne faisaient qu’une ombre, Lorsque je t’embrassais, Nous échangions ingénument, Joue contre joue bien des serments, Tous deux, Lily Marlène ».
A nos libérateurs, ces héros modestes et anonymes, qui ont donné leur vie pour nous libérer du joug nazi.
Serge Moroy, 6 juin 2019
Illustrations Bernard Thomazeau
Les personnages et les événements de cette histoire sont fictifs. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait purement accidentelle.
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