UNE VIE FRANCAISE
JEAN PAUL DUBOIS
« Telle était ma famille de l’époque, déplaisante, surannée, réactionnaire, terriblement triste. En un mot, française. »
Jean Paul Dubois est parvenu à créer une famille criante de vérité dont nous suivons le cheminement à travers la Ve République (curieusement, il rythme les périodes en les calquant sur les mandats présidentiels successifs... Nous commençons par une société française guidée par un vieil officier ronchon qui régente une grande caserne, nous passons mai 68 et ses prolongements (le narrateur suit bien entendu des "études" de sociologie qui étaient tout sauf un moment d'apprentissage, une mention spéciale étant accordé à ce professeur communiste, véritable héros de l'époque, qui décida malgré les pressions de son administration tétanisée par le "désordre possible", les outrages et les menaces de ses "étudiants" qu'il ne fournirait son unité de valeur (le calcul statistique) qu'après une évaluation en bonne et due forme et sans aucun cadeau. Un héros.
Dès les premières pages, avant cette geste pseudo révolutionnaire, nous sommes saisis à la gorge par le terrible drame qui secoue la famille de Paul Blick.
"Et ma mère tomba à genoux. Je n'avais jamais vu quelqu'un s'affaisser avec tant de soudaineté. Elle n'avait même pas eu le temps de raccrocher le téléphone. J'étais à l'autre bout du couloir, mais je pouvais percevoir chacun de ses sanglots et les tremblements qui parcouraient son corps. Ses mains sur son visage ressemblaient à un pansement dérisoire. Mon père s'approcha d'elle, raccrocha le combiné et s'effondra à son tour dans le fauteuil de l'entrée. Il baissa la tête et se mit à pleurer. Silencieux, terrifié, je demeurais immobile à l'extrmité de ce long corridor. En me tenant à distance de mes parents, j'avais le sentiment de retarder l'échéance, de me préserver encore quelques instants d'une terrible nouvelle dont je devinais pourtant la teneur. Je restais donc là, debout, en lisière de la douleur, la peau brûlante et l'oeil aux aguets, observant la vitesse de propagation du malheur, attendant d'être soufflé à mon tour.
Mon frère Vincent est mort le dimanche 28 septembre 1958, à Toulouse, en début de soirée. La télévision venait d'annoncer que 17.668.790 Français avaient finalement adopté la nouvelle Constitution de la Ve République.
Ce jour-là, ni mon père ni ma mère n'avaient pris le temps d'aller voter. Ils avaient passé la journée au chevet de mon frère dont l'état avait empiré la veille au soir. Opéré d'une appendicite compliquée d'une péritonite aiguë, il avait perdu connaissance au milieu de la journée."
Une enfance chamboulée, des parents à jamais marqués qui surent néanmoins élever leur garçon en tentant de le préserver avant une adolescence comme il y en eut des millions, avec les obsessions sexuelles propres à tout garçon de quatorze ans (un moment onirique, avec la description minutieuse et hilarante des méthodes de son meilleur camarade pour se soulager), un dépucelage "commun", plus tard une belle nuit de baise fichue en l'air, la partenaire étant obsédée par la balade effectuée par Armstrong, Aldrin et Collins sur la Lune au même instant. De quoi débander ferme devant une telle concurrence, devant l'apitoiement pour ce pauvre Collins qui ne sortira pas du Lem...
Premières armes professionnelles dans un journal sportif racheté par un vendeur de piscines et de jacuzzis, rencontre avec sa fille qui deviendra une compagne suffisamment différente pour que les deux aient quelque chose à se dire, une belle famille parfaitement odieuse avec ses pétainistes, ses fachos pas même repentis (il n'y a guère que le beau-père qui inspire sympathie et respect), une vie de père au foyer (Madame, chef d'entreprise, gagne fort bien sa vie) qui satisfait tout le monde avant que Paul, les enfants devenus autonomes, ne se lance dans la photo - monde dans lequel il deviendra une sommité à la suite d'une idée de génie et du soutien aveugle d'un éditeur tout aussi génial.
C'est la fortune, la prise de distance avec l'épouse... tout se dégrade avant que Paul Blick plongé dans une débâcle se ressaisisse et, devenu veuf dans de troubles circonstances reparte vaillamment, soutenant une vieille maman et une fille profondément dépressive, le tout avant une fin tragique inéluctable.
C'est le génie de l'auteur, de nous faire passer du burlesque au tragique, du monotone à l'exceptionnel, sans que jamais nous n'imaginions qu'il aurait pu en être autrement.
En clair, c'est fichtrement bien écrit. L'exemple même du roman qu'on peut laisser reposer avant de le reprendre dans quelques temps: il ne ne s'en sera que bonifié.
bernard ruff
Commentaires