Jacques Tati, deux temps, trois mouvements, exposition organisée par la Cinémathèque française, sous la houlette de Macha Makeïeff et Stéphane Goudet, se déroule en ce moment, du 8 avril jusqu’au 2 août 2009. Une occasion inespérée de s’immiscer dans l’univers privé et professionnel du génial réalisateur. « Je veux que le film commence quand vous quittez la sortie » déclarait Tati à propos de la sortie de son film Playtime en 1967. Alors, si vous êtes tatiphile, vous n’avez aucune excuse pour rater l’entrée !
On a tellement écrit sur Tati (1907-1982) et son œuvre - courte mais exceptionnelle - qu’on a l’impression de bien le connaître. Un peu comme Chaplin en quelque sorte. Cependant il faut bien souvent s’immiscer dans leur univers pour bénéficier d’une cure de rafraîchissement bienfaisante. Tati, c’est en effet un monde joyeux et coloré (même si ses deux premiers longs métrages sont en noir et blanc). Un parfum tenace d’insouciance, mâtiné de gaieté puérile, conforte sa modernité intemporelle en même temps que sa patte inégalée. Mais n’allez pas croire que tout n’était que facilité chez Tati. Bien au contraire, l’homme était un perfectionniste invétéré (ce qui lui valut le surnom de « tatillon » sur le tournage de Playtime) et un véritable bourreau de travail. Le 3 octobre 2009 Tati aurait eu 102 ans et c’est une excellente initiative que de lui rendre hommage à la Cinémathèque française et d’ensoleiller, grâce à sa poésie, un début de printemps jusqu’alors plutôt morose. En cette belle journée du 17 avril, on ne fait pas la queue pour visiter l’expo. Le ticket d’entrée (10 €) vous donne aussi le droit de voir l’expo Méliès (au 7e étage) ainsi que le musée de la Cinémathèque française (au 2e). Au 5e étage, lieu de l’expo Tati, se dressent sur un manège rotatif le vélo du facteur de Jour de fête et un cheval bleu cobalt statufié. Face à lui la superbe affiche du même film signée Jean Jacquelin (lithographie 161 x 242 cm). Dans ce décor épuré unissant l’architecture d’après-guerre au design avant-gardiste (certains diront « kitsch ») des seventies le ton est donné, confirmé par une signalétique printanière où le vert et le jaune prédominent. C’est donc avec plaisir que l’on répond à l’invitation de cheminer dans ce parcours ludique et bucolique s’étendant sur une surface de 650 m², illustré de courtes projections thématiques et de scènes de films coupées. Penchons-nous sur l’arbre généalogique des Tatischeff, les lettres, dessins et carnets griffonnés du maître, témoins immuables de toute une vie dédiée à une passion et au travail pour concrétiser cette même passion : « Le rire que je préconise, c’est celui qui naît de l’observation des choses de la vie ». Plus qu’un aveu, une thérapie par le rire proposée à ses semblables.
Tativille
Admirons les dessins qui sont autant de chefs-d’œuvre de Cabu, Sempé, Etaix, Steinberg, les photos de Cartier-Bresson et de Willy Ronis, la sculpture monumentale de tôle froissée de César (ami de Tati qui fit une brève apparition dans Les vacances de M. Hulot), les costumes, les affiches, les maquettes (dont celle de la villa Arpel de « Mon oncle »). Rêvons à un petit village bousculé par les préparatifs d’une fête foraine. Rions aux maladresses d’un Hulot dégingandé devant les facéties d’un objet affligeant de banalité. Découvrons la villa ultra moderne des Arpel (imaginée par Tati et le peintre Jacques Lagrange). Regarder, écouter, pour mieux « sentir » ce monde qui nous entoure et qui façonne ce que nous sommes. Il n’était pas permis de toucher les objets exposés. Pas plus que de les photographier. Dommage, dans ce contexte on eût aimé tâter du Tati : le verre intransigeant, l’acier froid mais poli, le formica implacable… Victimes consentantes d’un consumérisme glouton, héritiers du progrès bâillonnés par le confort, vacanciers empêtrés dans l’absurdité des conventions, conducteurs avides de ce « béton bétonnant » que fustigeait Armand Lanoux ; le monde de Tati symbolise un urbanisme déshumanisé et ordonné où erre infatigablement un Hulot imperturbable et perturbant. Même le silence chez Tati est un bruit à l’instar de ces « bibelots d’inanité sonore » si chers à Sartre. Des correspondances s’établissent entre les éléments qu’ils soient visuels ou sonores, les dimensions et les volumes prennent une forme irréelle, subitement mus par un désir irrépressible d’évasion, pour devenir volutes dans la fragile pipe en terre de Hulot. Tout ici n’est qu’ordre et futilité.
Mister Hulot
L’œuvre de Tati est décidément immortelle. Elle s’échappe encore. Elle interpelle toujours. Guidés puis délicieusement désorientés, on se sent finalement plutôt bien dans cette expo qui nous révèle les facettes infinies de la modernité (Trafic, Playtime) en passant par l’art forain des débuts (Jour de fête) et le monde du music-hall où le burlesque a débuté (Parade). Buster Keaton déclarait en 1959 : « Tati a commencé là où nous avons terminé ». L’œuvre de Tati évolue à contretemps, invariablement comique, profondément poétique. Avec leur aspect faussement désuet, ses films exhalent un art subtil et inachevé, en constant équilibre sur l’équivoque et l’improbable. En un sens la quête incessante de Monsieur Hulot, vagabond universel et pourtant anonyme des temps modernes, pourrait ressembler à celle du Don Quichotte de Cervantès… le blason et la folie laissés à la consigne SNCF. C’est un point de vue sur l’inaccessible car Hulot, personnage énigmatique, sommeille (veille) en nous : « Hulot, c’est un peu moi, mais c’est aussi un peu de vous tous. Chacun a sa demi-heure de hulotisme par jour ». François Gorin concluait par ces mots son édito pour le Hors-série Télérama sur Tati paru en mai 2002 : « Ami du paradoxe et meneur de parade, Jacques Tati, amuseur un peu maudit, un peu dandy, n’envisageait de paradis que perdus – perdus, mais… Sur ces points de suspension marche l’impossible M. Hulot ». Tout est dit.
Serge MOROY
Nota : Un catalogue de 310 pages retraçant les grandes lignes de cette expo est proposé au prix de 45 €. Il comprend les témoignages et contributions de Michel Gondry, Wes Anderson, David Lynch, Elia Suleiman, Otar Iosseliani, Olivier Assayas, Jean-Jacques Annaud, Jean-Claude Carrière, Pierre Etaix, Cédric Klapisch, Blanca Li, Sempé, Jean Nouvel, Dominique Perrault, Jean-Philippe Toussaint, Philippe Delerm.
Jacques Tati, deux temps, trois mouvements - Exposition organisée par la Cinémathèque française en collaboration avec Les Films de Mon Oncle, avec le concours du Ministère de la culture et de la communication et du CNC. Du 8 avril au 2 août 2009 - Cinémathèque française – 51, rue de Bercy 75012 Paris (01 71 19 33 33) - www.taticinematheque.fr
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